DROIT PENAL / COMPLIANCE

JUSTICE PENALENEGOCIEE : PROCES EQUITABLE ?

 

La conclusion, le 22 juin dernier de la dix-huitième Convention Judiciaire d’Intérêt Public (CJIP) entre le Parquet National Financier (PNF) et Technip Energies, portant sur une amende d'intérêt public de 54,1 millions d'euros, qui témoigne du succès de la justice pénale négociée, invite à s’interroger sur la privatisation des enquêtes pénales du point de vue du respect des droits fondamentaux.

 

La collaboration de la personne morale mise en cause, dont on attend qu’elle« ait activement participé ou souhaité participer à la manifestation de la vérité au moyen d’une enquête interne sur les faits »[1], avec les autorités de poursuites, est en effet une condition de la conclusion d’une CJIP. L’entreprise mise en cause est ainsi amenée à mandater des enquêteurs privés, français ou étrangers, pour examiner les faits susceptibles de relever d’une qualification pénale, mais également identifier les auteurs de ces faits, le PNF précisant à cet égard que les enquêtes internes doivent « contribuer à établir les responsabilités individuelles »[2]et que la bonne foi de l’entreprise est appréciée à l’aune de sa capacité« à identifier les principales personnes physiques impliquées dans les faits »[3].

 

En effet, les personnes physiques peuvent être poursuivies malgré la conclusion d’une CJIP par la personne morale mise en cause[4],et les éléments recueillis lors de l’enquête interne ainsi que les faits irrévocablement reconnus par la personne morale à l’occasion de la conclusion de la CJIP pourront être utilisés contre les personnes physiques concernées.

 

Or, les enquêtes internes sont effectuées en dehors de tout cadre légal :elles n’offrent le plus souvent aucune garantie d’intégrité et d’impartialité ni aucune assurance que les droits de la défense ont été effectivement respectés, malgré les recommandations du guide pratique de l’AFA et du PNF de mars 2023.

 

Aussi, si dans ses lignes directrices de janvier 2023, le PNF indique que le règlement simultané et conjoint de la situation des personnes physiques et des personnes morales est préféré chaque fois que le dossier le permet, les personnes physiques poursuivies à la suite d’une enquête interne n’ont pas toujours la possibilité de négocier, en même temps que la CJIP, une convention sur reconnaissance préalable de culpabilité (« CRPC »). L’affaire Bolloré[5] en est un exemple éclatant : le président du tribunal judiciaire de Paris a refusé d’homologuer, concomitamment à la conclusion d’une CJIP entre la société Bolloré SE et le Parquet, une CRPC négociée entre plusieurs dirigeants du groupe et le PNF, pour des faits de corruption, considérant que les faits devaient être jugés à l’occasion d’un  procès pénal. Dans une telle hypothèse, aucun recours n’est ouvert aux personnes physiques à l’encontre de la décision de refus d’homologuer la CRPC ou de l’ordonnance de validation de la CJIP[6],laquelle contient pourtant des faits considérés comme définitivement établis, qui seront opposés aux intéressés.

 

Sous plusieurs aspects, la justice pénale négociée instaurée par la CJIP heurte les fondements même de la procédure pénale. L’enquête interne diligentée dans l’optique de conclure une CJIP n’étant pas encadrée, elle pose de sérieuses questions sur sa capacité à faire émerger la vérité judiciaire (1.),et risque de priver les personnes physiques ultérieurement mises en cause, d’un procès équitable au stade de l’enquête (2.) et au cours des débats devant le juge pénal (3.).

  

1. Justice négociée : manifestation de la vérité ?

 

Tout comme l’enquête pénale, l’enquête interne devrait avoir pour objet de rechercher l'existence d'une infraction, de déterminer quels en sont les auteurs, et de préciser les circonstances dans lesquelles elle a été commise.

 

Si l’intégrité de l’enquête pénale est garantie par le parquet qui est tenu de veiller à son bon déroulement de manière à ce que les investigations soient« accomplies à charge et à décharge » et tendent « à la manifestation de la vérité », l’enquête interne sera quant à elle orchestrée par la direction de l’entreprise même qui fait face à une accusation pénale. Tout naturellement, l’entreprise sera tentée de rechercher, non pas la réalité des faits, mais la solution la plus efficiente pour elle en termes coûts / avantages, et qui pourrait souvent consister à s’auto-incriminer afin de conclure une CJIP.

 

La conclusion d’une CJIP peut en effet apparaître une aubaine : elle permettra une maîtrise de l’agenda et de la communication, une mainmise sur l’enquête, une certaine maîtrise du montant de l’amende, et le maintien de l’activité sur le territoire. Elle évitera à l’entreprise une reconnaissance de culpabilité, un aléa sur la nature de la peine, une comparution devant le tribunal correctionnel et une mention au casier judiciaire.

 

Le parquet pourra également voir un intérêt à laisser l’entreprise diligenter l’enquête et lui apporter un rapport détaillé des faits qu’elle aura bien voulu établir : moyens financiers et humains déployés par l’entreprise elle-même, auto-incrimination de l’entreprise poursuivie, garantie d’obtenir une amende importante.  

 

Les faits décrits dans la CJIP ne seront alors que le résultat d’une enquête menée par la personne poursuivie, avec un contrôle du parquet, qui, au regard des moyens dont il dispose, ne pourra être que restreint.  

 

C’est certainement ce qu’a pressenti une juridiction américaine saisie d’une affaire dans laquelle étaient poursuivies deux traders, à la suite de la conclusion par une banque d’un « Deferred Prosecution Agreement » (l’équivalent américain de la CJIP). Dans une décision du 2 mai 2019[7],la US District Court for the Southern District of New-York a reproché au DoJ (procureur américain) d’avoir délégué ses pouvoirs d’enquête.

 

Outre que les faits pourraient, à l’occasion de l’enquête interne, êtredéformés, les principes fondamentaux du procès équitable risquent d’êtrebafoués.

 

 

2. Justice négociée : enquête équitable ?

 

L’enquête interne doit également être envisagée au regard des principes fondamentaux du procès équitable, notamment :

 

-     le principe de nécessité et de proportionnalité, qui suppose que « les mesures portant atteinte à la vie privée d'une personne ne peuvent être prises, sur décision ou sous le contrôle effectif de l'autorité judiciaire, que si elles sont, au regard des circonstances de l'espèce, nécessaires à la manifestation de la vérité et proportionnées à la gravité de l'infraction »[8],

 

-     le principe de l’égalité des armes, qui se matérialise par l’accès aux éléments de l’enquête par les conseils des personnes mises en examen, le droit pour ces derniers d’être informés de l’avancement de l’instruction, le droit de demander qu’il soit mis un terme à l’information, ou le droit de faire des demandes d’acte (audition de témoins, transport sur les lieux, etc.)[9],ou

 

-     le principe de loyauté de la preuve, qui fait interdiction à un agent de la force publique d’avoir recours à des stratagèmes qui, par un détournement de la procédure, a pour objet ou pour effet de vicier la recherche de preuves en portant atteinte à l’un des droits essentiels ou à l’une des garanties fondamentales de la personne suspectée ou poursuivie[10].

 

Aucun de ces droits ne s’impose lors d’une enquête interne, les enquêteurs pouvant notamment bénéficier d’un accès total aux documents de l’entreprise, aux boites mails du personnel et des représentants, et mener tout autre type d’acte d’enquête, avec un risque d’atteinte à la vie privée[11].

 

L’enquête interne n’offre en outre aucun statut protecteur : elle peut se dérouler sans que les personnes suspectées soient informées des soupçons qui pèsent sur elles, et sans qu’elles aient pu avoir accès au dossier, poser des questions, ou faire des demandes d’actes, c’est-à-dire sans qu’elles soient en mesure de contrôler, au fur et à mesure de l’enquête, que les preuves sont intègres et qu’elles ont été recueillies de manière loyale.  En effet, dans les lignes directrices du PNF de janvier 2023, un tel accès au dossier pour les parties mises en examen ou sous statut de témoin assisté n’est prévu que pour les CJIP négociées au stade de l’instruction.

 

Aussi, les personnes suspectées pourront être auditionnées sans que leur soit offerte la possibilité d’être représentées par un avocat, et sans qu’elles puissent soutenir ultérieurement avoir été retenues arbitrairement parleur employeur[12].

 

Le procédé de recueil des preuves n’est pas non plus encadré. Et le risque que des preuves obtenues de manière déloyale leur soient opposées est accru pour les personnes physiques n’étant pas salariées de l’entreprise mise en cause, lesquelles ne peuvent se prévaloir des principes jurisprudentiels dégagés dans le contentieux relatif à l’exercice du pouvoir disciplinaire de l’employeur.

 

Aucun droit ne leur ayant été offert lors de l’enquête interne, on peut sérieusement douter que les personnes poursuivies pénalement, après que l’entreprise avec ou pour laquelle elle travaillait a conclu une CJIP, puissent faire valoir utilement leurs droits devant un tribunal.

 

 

3. Justice négociée : justice rendue ?

 

Le respect du procès équitable et du principe du contradictoire supposede pouvoir débattre de la qualification des faits, et des éléments constitutifsde l’infraction.

 

Or, lors du procès pénal d’une personne physique ayant travaillé avec ou pour une entreprise ayant conclu une CJIP, les auditions, rapports, documents, courriels, lettres, recueillis, pourraient lui être opposés en bloc alors même qu’elle n’aura eu aucun accès au dossier lors de l’enquête. Le PNF considère en effet que les documents provenant de l’enquête interne peuvent être utilisés dans des procédures ultérieures, seuls les documents remis dans la phase finale de l’échange étant confidentiels[13].A cet égard, le guide pratique établis par l’AFA et le PNF précise qu’en l’état du droit et de la jurisprudence, quelle que soit la qualité des membres de l’équipe d’enquête, le document rédigé à l’issue de l’enquête interne n’est protégé par aucun secret professionnel.

 

Que pourra alors faire utilement valoir la personne poursuivie face aux éléments d’enquête, représentant plusieurs mois, voire plusieurs années d’investigations, éventuellement menées dans plusieurs pays ? Comment pourrait-elle être « mise en mesure, par elle-même ou par (son) avocat, de contester les conditions dans lesquelles ont été recueillis les éléments de preuve qui fondent sa mise en cause »[14] ?

 

Les faits établis par l’entreprise auront été gravés dans le marbre de la CJIP. Ils seront considérés comme « susceptibles de recevoir » une qualification pénale, laquelle qualification pénale n’aura pas été discutée et sera tenue pour acquise.

 

Et tout ceci, alors même que l’on peut légitimement s’interroger sur la fonction de la répression lorsque la personne morale a, par la conclusion d’une CJIP, établi des faits, payé une amende d’intérêt civil et s’est engagée à mettre en œuvre un programme de mise en conformité. Existe-t-il encore un intérêt à poursuivre une personne physique qui ne s’est pas enrichie par la commission de l’infraction et dont les actes susceptibles de lui être reprochés se sont inscrits dans le cadre de politiques d’entreprise qui la dépassent ?

 

 


[1] Lignes directrices PNF du 16 janvier 2023

[2] Lignes directrices PNF et Agence Anticorruption du 26juin 2019

[3] Lignes directrices PNF du 16 janvier 2023

[4] Article 41-1-2 al .7 du code de procédure pénale

[5] Affaire Bolloré, TJ Paris 26 février 2021 

[6] Cette ordonnance n’a ni la nature ni les effets d’unjugement ; article 41-1-2 du code de procédure pénale

[7] United States v. Conolly et al., No 16-CR-370 du 2 mai2019

[8] Article Préliminaire du code de procédure pénale

[9] Article 81 du Code de procédure pénale

[10] AP, 9 décembre 2019, n° 18-86.767

[11]Un tel contrôle ne pouvant intervenir qu’aposteriori sous l’angle de la recevabilité de la preuve, laquelle estparticulièrement souple en droit pénal, ou sous l’angle de la responsabilité dela personne morale en sa qualité d’employeur, dans l’exercice de son pouvoirdisciplinaire.

[12]La Cour de cassation a ainsi censuré un arrêt quipour condamner un employeur pour détention arbitraire avait retenu qu'enplaçant l’employé dans un bureau et en lui demandant d'y rester jusqu'à nouvelordre, l'employeur lui a fait subir une contrainte morale irrésistible,l'exposant à un licenciement pour faute s'il avait voulu en partir, « sanspréciser les actes matériels dirigés contre la personne de M. C... quil'auraient privé de sa liberté d'aller et de venir et alors que l'employeur,qui a connaissance de faits répréhensibles, susceptibles d'êtredisciplinairement sanctionnés, peut procéder à une enquête interne etrecueillir les explications de ses salariés » (Crim., 28 février 2018,n°17-81.929).

[13] Lignes directrices PNF et Agence Anticorruption

[14] Cons. const., déc. 25 mars 2014,n° 2014-693 DC