Le 1er juin dernier, le parlement européen a adopté la proposition de directive sur le devoir de vigilance, qui oblige les multinationales à s’assurer qu’elles-mêmes, leurs filiales et leurs partenaires commerciaux respectent les droits de l’homme et l’environnement. Cette proposition impose en effet aux multinationales d’adopter des mesures préventives et curatives quant aux incidences négatives réelles et potentielles sur les droits de l’homme et sur l’environnement.
Cette initiative n’est pas inédite. La France est le premier pays dans le monde à avoir adopté une loi imposant un devoir de vigilance aux entreprises dépassant certains seuils, et ce avec une portée extraterritoriale[1].
La loi n° 2017-399 du 27 mars 2017relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, oblige en effet les multinationales à établir et mettre en œuvre de manière effective un plan de vigilance. Leur responsabilité peut être engagée en cas de manquement à ces obligations visant à prévenir les risques d’atteintes graves aux droits humains et à l’environnement, y compris lorsqu’elles sont commises par leurs filiales directes ou indirectes, en France et dans le reste du monde.
Le décret permettant de préciser le contour de ce texte n’est, toutefois, jamais sorti, si bien que des questions persistent sur le contour de ce texte et son application apparaît des plus délicates.
Pour preuve, les deux affaires dans lesquelles ont été argués des manquements à leur devoir de vigilance de la part de sociétés Françaises se sont soldées, pour l’instant, par des décisions d’irrecevabilité.
Le 28 février 2023, le juge des référés du tribunal judiciaire de Paris[2]a en effet déclaré irrecevable les actions d’associations tendant à ce qu’il soit enjoint à Total Energies de modifier son plan de vigilance, aux motifs que les griefs adressés par les associations à Total Energie dans leur lettre de mise en demeure étaient différents de manière substantielle des griefs formés au jour des débats devant le juge des référés, de sorte qu’il y avait lieu de considérer que les griefs formulés dans le cadre de l’instance n’avaient pas fait l’objet de mise en demeure.
Le 1er juin dernier, le tribunal judiciaire de Paris a également rendu un jugement déclarant irrecevable l’action de la Fédération Internationale des droits de l’homme et de diverses associations contre la multinationale française SUEZ pour manquement à son devoir de vigilance, après la contamination d’eau potable au Chilien 2019.
Le renforcement au niveau européen des obligations de vigilance pesant sur les entreprises s’accompagnera-t-il d’une mise en cause plus étendue de la responsabilité des multinationales ne respectant pas leur devoir de vigilance, et d’un accès plus facile des associations de défense des droits de l’homme et de l’environnement aux tribunaux ?
On notera à titre liminaire que la directive européenne a un champ d’application plus large que la loi française, dès lors qu’entrent dans son champ d’application les entreprises de plus de 500salariés ayant un chiffre d’affaires de plus de150 000 000 euros au niveau mondial, ces seuils étant abaissés pour les entreprises opérant dans certains secteurs, notamment le textile, l’agriculture et la pêche, et les exploitations de ressources minérales (versus 5.000 salariés pour la loi française).
Les obligations qui pèsent sur les multinationales sont en outre plus étendues dans le texte européen que celles qui existent dans la loi française. Ce texte comporte des obligations de prévention et de suppression des incidences négatives qui passent, outre par l’élaboration d’un plan d’action, notamment par l’obligation de payer des dommages et intérêts et accorder des compensations financières aux personnes touchées[3], réaliser des investissements, et inclure des objectifs de réduction des émissions dans son plan lorsque le changement climatique est un risque majeur pour ses activités. La directive oblige également les entreprises à obtenir des garanties contractuelles des partenaires commerciaux avec lesquels elles entretiennent une relation commerciale directe, garanties dont elles doivent vérifier le respect, par exemple par des initiatives sectorielles appropriées ou des vérifications par un tiers indépendant, la méconnaissance de ses engagements par le partenaire commercial obligeant l’entreprise à s’abstenir de nouer de nouvelles relations avec lui[4].
En l’état du texte, la mise en jeu de la responsabilité des multinationales n’est pas subordonnée à une mise en demeure préalable. La procédure de plainte prévue par la directive, qui oblige les entreprises à établir une procédure de traitement des plaintes en interne pour les personnes touchées par les incidences négatives et les organisations de la société civile, n’est pas présentée comme un préalable à l’action en justice.
Outre la responsabilité civile des entreprises, la directive prévoit des sanctions pécuniaires fondées sur le chiffre d’affaires, ainsi que la publication de la violation des obligations de vigilance.
La directive prévoit également la création d’autorités de contrôle dans chaque Etat Membre, chargées de surveiller le respect des obligations de vigilance, et ayant le pouvoir d’imposer des sanctions pécuniaires.
Si la directive est plus ambitieuse que la loi française, on peut s’interroger sur l’avenir de ce texte et de la transposition et l’application qui en sera faite.
En toute hypothèse, les entreprises entrant dans son champ d’application devront prendre des dispositions plus concrètes pour respecter leur devoir de vigilance et s’assurer que les partenaires avec lesquels elles traitent ne commettent pas de violation des droits de l’homme et de l’environnement.
[1]A cet égard, le tribunal judiciaire de Paris a relevé que « en s'intéressant aux chaînes d'approvisionnement mondiales, ces législations sont nécessairement dotées d'effets extraterritoriaux compatibles avec une certaine interprétation de l'obligation de l'État de faire respecter par les tiers les droits de l'homme, aucune règle ne prohibant à l'État d'édicter des règles à portée extraterritoriale régissant les activités d'entreprises présentes sur son territoire. Le lien de rattachement entre l'État législateur et l'entreprise visée ne se limite pas à une conception stricte de la nationalité de la maison mère de l'entreprise, mais aux critères beaucoup plus larges du «domicile » des entreprises » (TJ Paris, 28 février 2023)
[2]Seule juridiction compétente en France pour connaître des litiges relatifs à la méconnaissances des violations de la loi du 27 mars 2017 sur le devoir de vigilance (Loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021)
[3]Cette obligation étant un fait générateur de responsabilité.
[4]La Cour de cassation française a d’ailleurs déjà admis que la violation des obligations contractuelles en matière de lutte contre la corruption était suffisamment grave pour justifier la rupture de la relation commerciale sans préavis (Com., 20 novembre 2019, 18-12.817).